«
Tout enfant, j'ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires : l'horreur de la vie et l'extase de la vie.» (
Mon cœur mis à nu)
Toutes les grandes œuvres
romantiques témoignent de ce passage de l'horreur à l'extase et de l'extase à l'horreur. Ces impressions naissent chez Baudelaire du sentiment profond de la malédiction qui pèse sur la créature depuis la chute originelle. En ce sens les
Fleurs du Mal appartiennent au
Génie du christianisme.
Analysant ce qu'il appelait « le vague des passions » dans la préface de
1805 à cet ouvrage,
Chateaubriand écrivait : « Le chrétien se regarde toujours comme un voyageur qui passe ici-bas dans une vallée de larmes, et qui ne se repose qu'au tombeau. » Pour Baudelaire, il ne s'agit ni de littérature, ni de notions plus ou moins abstraites, mais « du spectacle vivant de (sa) triste misère ». Comme la nature, l'homme est souillé par le péché originel et, à l'instar de
René ou de
Werther (
Goethe), Baudelaire n'éprouve le plus souvent que le dégoût pour « la multitude vile » (
Recueillement). Ce qui le frappe surtout, c'est l'égoïsme et la méchanceté des créatures humaines, leur paralysie spirituelle, et l'absence en elles du sens du beau comme du sens du bien. Le poème en prose
La Corde s'inspirant d'un fait vrai, raconte comment une mère, indifférente pour son enfant qui vient de se pendre, s'empare de la corde fatale pour en faire un fructueux commerce
[6].
Baudelaire devait en souffrir plus que tout autre : l'
Albatros dénonce le plaisir que prend le « vulgaire » à faire le mal, et, singulièrement, à torturer le poète. Dans l'
Art Romantique, Baudelaire remarque : « C'est un des privilèges prodigieux de l'
Art que l'horrible, artistement exprimé, devienne beauté et que la douleur rythmée et cadencée remplisse l'esprit d'une joie calme. ». Des poèmes, comme
Le Mauvais Moine,
L'Ennemi,
Le Guignon montrent cette aspiration à transformer la douleur en beauté. Peu avant Baudelaire,
Vigny et
Musset avaient également chanté la douleur.
Comment Baudelaire aurait-il pu croire à la perfectibilité des civilisations ? Il n'a éprouvé que mépris pour le
socialisme d'une part, pour le
réalisme et le
naturalisme d'autre part. Avec une exception pour le
naturaliste Honoré de Balzac dans lequel Baudelaire voyait bien davantage qu'un naturaliste (« Si Balzac a fait de ce genre roturier [le roman de mœurs] une chose admirable, toujours curieuse et souvent sublime, c'est parce qu'il y a jeté tout son être. J'ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur; il m'avait toujours semblé que son principal mérite était d'être visionnaire, et visionnaire passionné. »)
[7]Les sarcasmes à l'égard des théories socialiste,réalistes et naturalistes se multiplient dans son œuvre. Comme
Poe dont il fera les traductions, il considère « le
Progrès, la grande idée moderne, comme une extase de gobe-mouches ». Pour en finir avec ce qu'il appelle « les hérésies » modernes, Baudelaire dénonce encore « l'hérésie de l'enseignement » : « La poésie, pour peu qu'on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d'enthousiasme,
n'a pas d'autre but qu'elle-même. […] Je dis que si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique ; et il n'est pas imprudent de parier que son œuvre sera mauvaise. »
[8] Le poète ne se révolte pas moins contre la condition humaine. Il dit son admiration pour les grandes créations sataniques du romantisme comme
Melmoth (roman noir — gothique — de
Charles Robert Maturin). Négation de la misère humaine, la
poésie, à ses yeux, ne peut être que
révolte. Celle-ci prend une forme plus moderne dans les
Petits poèmes en prose et se fait
humour noir.
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[modifier] Art poétique Gustave Courbet : Portrait de Baudelaire
Rejetant le
réalisme et le
positivisme dont il est contemporain, Baudelaire est héritier de « l'art pour l'art » du
mouvement parnassien. Il sublime la
sensibilité et cherche à atteindre la vérité essentielle, la vérité humaine de l'univers, ce qui le rapproche en termes philosophiques du
platonisme. Il écrit ainsi en introduction à trois de ces poèmes dans le
Salon de 1846 : « La première affaire d'un
artiste est de substituer l'
homme à la
nature et de protester contre elle. Cette protestation ne se fait pas de parti pris, froidement, comme un code ou une rhétorique, elle est emportée et naïve, comme le vice, comme la passion, comme l'appétit. » Et il ajoute dans le
Salon de 1859 : « L'artiste, le vrai artiste, le vrai poète, ne doit peindre que selon qu'il voit et qu'il
sent. Il doit être réellement fidèle à sa propre nature. ». Baudelaire énonce ainsi la découverte fondamentale de la
sensibilité moderne : «
Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu'il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu'il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie non voulue, inconsciente, et que c'est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. »
C'est pourquoi l'
imagination est pour lui « la reine des facultés ». Au fait, elle substitue « une traduction légendaire de la vie extérieure » ; à l'action, le
rêve. Cette conception de la poésie annonce celle de presque tous les poètes qui vont suivre. Cependant, Baudelaire n'a pas vécu son œuvre, « poète maudit », pour lui vie et poésie, restaient, dans une certaine mesure, séparées (ce qu'il exprime en disant: "La poésie est ce qu'il y a de plus réel, ce qui n'est complètement vrai que dans un autre monde"). Là où Baudelaire et
Stéphane Mallarmé ne pensaient qu'œuvre d'art, les
surréalistes, après
Arthur Rimbaud, penseront œuvre de vie, et essayeront de lier action et écriture. Malgré cette divergence avec ses successeurs, il fut l'objet de vibrants hommages comme celui que lui rendit le jeune Rimbaud pour qui il fut un modèle : « Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. » Il suffit de comparer ces quelques lignes de Baudelaire :
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« […] qui n'a connu ces admirables heures, véritables fêtes du cerveau, où les sens plus attentifs perçoivent des sensations plus retentissantes, où le ciel d'un azur plus transparent s'enfonce dans un abîme plus infini, où les sons tintent musicalement, où les couleurs parlent, et où les parfums racontent des mondes d'idées ? Eh bien, la peinture de Delacroix me paraît la traduction de ces beaux jours de l'esprit. Elle est revêtue d'intensité et sa splendeur est privilégiée. Comme la nature perçue par des nerfs ultra-sensibles, elle révèle le
surnaturalisme. »
[9]</BLOCKQUOTE>
avec ce passage du
Premier Manifeste du Surréalisme :
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« Réduire l'imagination à l'esclavage, quand bien même il y irait de ce qu'on appelle grossièrement le bonheur, c'est se dérober à tout ce qu'on trouve, au fond de soi, de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c'est assez pour lever un peu le terrible interdit ; assez aussi pour que je m'abandonne à elle sans crainte de me tromper. »
[10]</BLOCKQUOTE>
Ainsi, le surnaturalisme comporte en germe certains aspects de l'œuvre de
Lautréamont, de Rimbaud et du
surréalisme même.
C'est à propos de la
peinture d'
Eugène Delacroix et de l'œuvre de
Théophile Gautier que Baudelaire a usé de cette formule célèbre qui caractérise si justement son art : « Manier savamment une langue, c'est pratiquer une espèce de
sorcellerie évocatoire. C'est alors que la
couleur parle, comme une voix profonde et vibrante, que les monuments se dressent et font saillie sur l'espace profond ; que les animaux et les plantes, représentants du laid et du mal, articulent leur grimace non équivoque, que le
parfum provoque la pensée et le souvenir
correspondants ; que la passion murmure ou rugit son langage éternellement semblable. »
[11]Seul
Gérard de Nerval, avant lui, avait créé une poésie qui ne fût pas littérature. Libérée du joug de la raison, la poésie peut désormais exprimer la
sensation dans sa brutalité.
[réf. nécessaire]Déjà, dans ses meilleurs poèmes, Baudelaire, comme,
Mallarmé et
Maurice Maeterlinck, ne conserve du vers classique que sa musique, évitant par les
césures irrégulières, les
rejets, les
enjambements le caractère par trop mécanique de l'
alexandrin, et annonce ainsi les prémices du vers impair de
Verlaine, les dissonances de
Laforgue, qui aboutiront finalement à la création du
vers libre. Sans le savoir, Baudelaire fonde ainsi les bases de ce que l'on appellera plus tard le
symbolisme.
Inspiré par la lecture de
Gaspard de la nuit d'
Aloysius Bertrand qui, le premier, avait introduit le
poème en prose en France, il compose
Petits poèmes en prose et explique dans sa préface : « Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? »
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